mercredi 1 février 2012

Patience (After Sebald), THE CARETAKER, History Always Favours The Winners, Janvier 2012 (Par Riton)



       "(...) la voix ferrée longe le cours de la rivière Yare jusqu'à Reedham où elle franchit le cours d'eau et s'engage, en décrivant une large courbe, dans une plaine qui s'étend vers le sud-est jusqu'au bord de la mer. Il n'y a rien à voir ici, sauf de loin en loin une maison isolée de garde-champêtre, de l'herbe et des vagues de roseaux, quelques saules affaissés et des cônes de briques délabrés, semblables aux ruines d'une civilisation anéantie (...)" (W.G Sebald, Les anneaux de Saturne, 1995... 1999 pour la traduction). Je ne suis pas encore tout à fait sorti de mon wagon (cf décembre dernier)... physiquement ailleurs néanmoins, sujet à la même contrainte routinière qu'auparavant. La temporalité me joue aussi des tours et 2012 est annoncé sur les calendriers. La (re)lecture évidente des quelques lignes de l'oeuvre de Sebald, à l'occasion de la sortie du documentaire Patience (After Sebald) de Grant Gee (connu entre autres pour ses travaux sur Radiohead et Joy Division) me donne matière supplémentaire à voyager.

       Et qui de mieux aujourd'hui que Leyland Kirby, ici sous l'alias The Caretaker (l'un de ses nombreux pseudonymes avec entre autres Billy Ray Cyrix, V/Vm ou mon préféré Notorious P.I.G), pour fixer musicalement les errances de l'écrivain, coller le plus justement possible à l'adaptation visuelle de son univers (à l'heure où j'écris cette chronique, je n'ai malheureusement pas encore eu la chance de voir le film, à l'exception de ça et là quelques extraits). Curieuse question pour qui sait à quel point la filiation entre les deux artistes, bien qu'évoluant dans des disciplines différentes, s'avère forte. Ce qui est au centre de leur oeuvre, c'est la mémoire... D'un côté un Sebald meurtri, à travers une presque-psychogéographie semi-fictionnelle et poétique, résultat de promenades le long de la côte anglaise du Suffolk, ressasse les souvenirs de toute une vie jusqu'à questionner l'avenir de l'Homme... De l'autre, James Leyland Kirby, manipulateur sonore, entre sampling outrancié (dirons certains... les mêmes qui auront tendance à le voir comme un simple pousseur de disques) ambient et musique classique.

       Ici il s'est attaqué au cycle du Winterreise de Franz Schubert (1827). Leyland copie, découpe, ralentit, salit... une démarche qui n'est pas sans rappeler celle des Disintegration loops de Williams Basinski. La bande est dégradée, altérée, tout comme l'est l'humanité décrite par Sebald. Du ciel tout parait si calme et désincarné. L'homme n'est plus que le reflet de ses artéfacts, chemins, habitations, lieux de production, véhicules... jusqu'à causer son propre déclin. Ainsi voguent les pensées emplies d'à propos de l'écrivain allemand, au fûr et à mesure de ses excursions (à l'image d'un Iain Sinclair en orbite autour de Londres, en plus pessimiste et romanesque mais tout aussi digressif). Des airs de fin du monde en somme... quelques bribes de piano, des craquements et un bruit de fond permanent bien plus blanc que la neige recouvrant les sols... un minimalisme aux confins de l'insolence, entre beauté et désolation. The Caretaker apporte un nouvel éclairage des plus justes à une oeuvre pour le moins d'actualité...

       Et puisqu'on en est à nos derniers jours (en espérant quand même simplement que les Mayas se soient trompés... je veux bien faire semblant mais des disques comme ça j'en veux encore après l'année prochaine!), et qu'il a l'air bien-trop-récurrent-pour-ne-pas-le-remarquer de sortir des bandes originales en ce moment (Adrian Aniol, Olafur Arnalds...) je rêverais bien, pour des raisons esthétiques flagrantes, une collaboration entre Leyland Kirby et le cinéaste Guy Maddin, et tant il est sûr qu'en 2003 le musicien aurait probablement pu facilement remporter le prix de la chanson la plus triste du monde.

Riton

Patience (After Sebald) en trois mots : nostalgique, désolé, minimaliste


Si vous aimez cet album, vous aimerez peut-être :

  • An Empty Bliss Beyond This World, THE CARETAKER, History Always Favours The Winners, 2011 : Même procédé que pour Patience (After Sebald), le travail de cet album est parti de la scène de bal de Shining de Kubrick (celle-ci aurait même été la base de création du projet sous ce nom, le nom "le gardien" faisant référence directement au personnage de Jack Torrance). The Caretaker transforme une scène d'apparence simplement fantomatique en quelque chose de plus sombre... déprimant. A souligner également (chose à laquelle je ne fais référence qu'indirectement dans la chronique) le superbe artwork signé Ivan Seal, avec lequel Leyland Kirby a pris l'habitude de travailler.

  • Eager To Tear Apart The Stars, LEYLAND KIRBY, History Always Favours The Winners, 2011 : Bien plus consensuel que les productions estampillées "The Caretaker" par son aspect "joué" (comprenez par là une musique composé de manière traditionnelle avec des instruments électroniques) mais d'une beauté imparable : un bel album d'ambient lumineux.

  • Disintegration loops, WILLIAMS BASINSKI, 2062, 2002 : Derrière le caractère purement anecdotique, se cache un procédé réellement intéressant : l'enregistrement sur support numérique de vieilles bandes magnétiques en dégradation. Basinski, du haut de son appartement new-yorkais en fait son hymne de fin du monde lors des événements du 11 septembre 2001 (à voir et écouter, en partie, ici : http://www.youtube.com/watch?v=qYOr8TlnqsY&feature=related) Et puis ça vous permettra, au choix, de briller en société entre deux apéricubes, ennuyer vos amis ou les deux.

  • CookbookJULIA SHAMMAS HOLTER, Sleepy Mammal Sound, 2008 : Julia Holter pour les intimes! J'ai déjà eu l'occasion d'en parler, j'en parlerai encore, mais voici ses débuts, plus "contemporain/avant-garde" que ce qu'elle fait actuellement. Il s'agit d'une adaptation d'une performance de John Cage dans laquelle les mots d'un livre de cuisine sont transformés en sons. Les sons sont ensuite accompagnés de poèmes formés par des mesostiches (l'acrostiche du milieu comme je l'appelle). Pour cela Julia Holter utilise un "cookbook" des années 20... pas l'expérience musicale la plus esthétisante mais un bon médium de mémoire sonore, olfactive, gustative... conceptuellement curieux (ou une curiosité conceptuelle à part dans sa jeune discographie, en attendant Ekstasis en mars).

The Broken Man, MATT ELLIOTT, Ici D'Ailleurs, Janvier 2012 (Par Gagoun)



       L'homme cassé, résigné, fataliste... De cette tristesse calme qui vous envahit une fois la nuit tombée, seule avec le silence... De cette tristesse qui vous prend aux tripes à l'approche de l'hiver, ses jours qui se raccourcissent, la neige qui tapisse le paysage. Cette neige c'est aussi celle qui vous fait voyager, vers les Balkans ou ailleurs, l'ex URSS et ses hommes fatigués, le froid, la vodka, les ruines de cette bonne vieille Europe... En tout cas c'est comme ça que je me l'imagine...


       C'est comme ça que j'aime à m'imaginer ce nouvel album de 'Sieur Matt Elliott car il est à la fois beau, simple, apaisant mais pourtant tellement triste. Pas n'importe quelle tristesse, celle quei revêt la plus belle des musiques tziganes, cette douce mélancolie, cette musique de fête pourtant teintée d'une noble et fière tristesse. Ici point de festivités, l'électro torturée de The Third Eye Foundation et les penchants noisy des précédents efforts de l'artiste s'effacent devant un dénuement total, touchant tournant autour d'une guitare abimée, d'un piano majestueux et de chœurs fantomatiques de feu l'armée rouge, seuls vestiges de l'époque où Matt Elliott jouait une musique electro sombre, riche et teintée de folie. Car ici la folie laisse place à la quiétude, voire à la résignation pour un artiste noir, une âme perdue dans les ruines du Sarajevo de jadis...


       L'album est lancé. Une guitare acoustique, la chaleur d'une pièce, un motif simple qui prend le temps de tourner et tourner encore. Une autre guitare vient s'exprimer fièrement. Et puis la voix de Matt, profonde, grave qui vous remue les tripes pour peu qu'elle prenne l'écho d'une chambre noire. Les yeux fermés, allongé sur mon lit un beau soir, me voilà parti pour un long voyage, loin de tous les tumultes de la ville, les rumeurs des informations, l'agitation de notre société. Juste Matt, sa tristesse, ma tristesse et moi, rien d'angoissant, tout est apaisant. Une noirceur pure et belle qui sait devenir majestueuse parfois avec ces grandes envolées aux allures de chorales. L'ombre de la « grande Russie » plane sur nous mais elle est d'un temps révolu, elle ne nous menace plus. De Sofia à Belgrade, de Zagreb à Skopje, nous voilà donc partis ensemble sur ces chemins âpres, en ligne droite accompagnés par cette musique folk majestueuse et éternelle, et cette voix qui nous rappelle celle d'autres âmes noires, venant cette fois-ci d'autres contrées : celle d'un Bill Callahan, celle d'un Leonard Cohen... Un violon pleure de loin. Un fantôme fredonne un air... Puis arrive un piano, un piano seul, solitaire. Il se cherche, improvise mais l'on devine aisément la classe naturelle des sentiments qu'il exprime. Il se trouve enfin et Matt se met à entonner quelques mots sur ces notes. Le long du Danube, nous avançons. Quelques carillons sonnent au loin... Les dernières pistes s'ouvrent à nous, elles sont simples, s'imposent. Le chemin est tout tracé, nous ne reviendrons jamais. Quelques réminiscences noisy viennent bien nous perturber, tentent de nous ramener à la froideur industrielle de nos villes mais elles sont trop faibles. Cette fois-ci elles ne l'emporteront pas, elle seront noyées par ces accords folks, et écrasées par la chaîne des Balkans qui se dresse fièrement devant nous.

       J'aime me nicher dans cette tristesse douce et familière. J'aime voyager, ailleurs, partout pourvu que je ne reste pas ici. L'anglais venu de la triste ville de Bristol aussi, je pense. Il incarne parfaitement cette mélancolie et sa discographie va dans ce sens. Là où d'autres arrivent à nu et revêtent les plus grands apparats au fil des albums, lui se dénude progressivement, met ses sentiments et ses envies de voyages devant nous, sans artifices.


       Allez Gagoun, il est temps de se réveiller, de revenir à la réalité. Une légère mélancolie en fond, quelques mélodies en tête, ma journée commence...


Gagoun

The Broken Man en trois mots : triste, noir, confortable


Si vous aimez cet album, vous aimerez peut-être : 

  • Failing Songs, MATT ELLIOTT, Ici D'Ailleurs, 2009 : Plus enlevé que son successeur, plus noisy, à noter la présence d'une batterie acoustique. Cet album est magnifique dans un genre plus rock et sur des formats plus courts. La « pâte Matt Elliott » est toujours présente. Moins introverti mais tout aussi superbe que The Broken Man...

  • The Dark, THE THIRD EYE FOUNDATION, Ici D'Ailleurs, 2010 : Dernier album en date du projet electro d'origine de Matt Elliott, cet album souvent décrié (par rapport au reste de sa discographie) est pourtant superbe. Il s'articule autour de cinq mouvements, évoluant subtilement autour d'un même thème. Entre majesté symphonique, instruments acoustiques, électro bruitiste et ambiant, drum'n bass malade, un petit bijou de mélancolie à découvrir.

  • Gulag Orkestar, BEIRUT, Ba Da Bing !, 2006 : Qui dit fanfare balkanisante enrobée dans une pop teintée de folk dit Zach Condon alias Beirut. Cette révélation indie de l'année 2006 a fait fort pour ce premier album avec sa voix hait perchée rappelant quelque peu un Sufjan Stevens aux accents tziganes. Son groupe, à la fois bancal et touchant, distille des mélodies mélancoliques et touchantes.

  • Apocalypse, BILL CALLAHAN, Drag City, 2011 : La folk décharnée, dépouillée de l'ex Smog n'est pas sans rappeler celle de Matt Elliott, voyage vers les Balkans en moins. Car aussi noir soit-il, Bill est ancré dans sa terre natale, l'Amérique, et sa musique s'en ressent. Son timbre de voix grave et captivant est une ode au frisson à lui tout seul.