2045 (ou
toute autre date dans le futur suffisamment éloignée-mais-pas-trop
pour être crédible), les nombreux descendants successifs d'Irene,
Katrina et Sandy, ont peu à peu érodé les derniers rivages d'une
Amérique psychologiquement déjà bien atteinte. Les remous actuels
emportent et recrachent avec eux tas de souvenirs aléatoires
chiffonnés par le temps. Une jeune femme et son enfant chevauchent
une part de lasagnes (animal particulièrement en vogue depuis peu, à
en croire également la pochette de l'excellent Som
Sakrifis de Mohammad sorti le mois dernier... je ne répondrai
plus de moi lorsque les artworks seront inspirés de célèbres
tartes au chocolat suédoises... les goûts et les odeurs...) à une
époque ou malgré le terne des photographies tout semblait encore
sourire. Ballottés entre ambiances et sons de l'histoire et de
l'imaginaire collectif, le cliché amorce la nostalgie de grands
espaces rendus aux trois quarts immergés.
Jealous Heart débute
en surface, là ou les instruments restent parfaitement intelligibles
("Buffalo Coulee") : des guitares folk ambient familières
à l'artiste dans ses Standing
On A Hummingbird (2007),
Inland
et Acres
Los,
son
association avec le réalisateur aAron Munson (2009), aux
délicates notes de piano amorçant lentement une plongée vers les
abîmes. Tour à tour les souvenirs se croisent... ceux de big bands
louisianais, aux sections de cuivres en suspension, de tripots
enfumés peu recommandables, de petits ensembles de cordes...
semblant autant enclin à remonter qu'à racler les fonds, en
laissant à la musique une étrange empreinte acoustique. Les échos
se font de plus en plus présents et répercutent les sons, qui
s'entrecoupent, se dégradent, se saturent... le musicien canadien
travaille la matière à la manière d'un projecteur aux pellicules
usées et donne par ailleurs suite à la courte mais brillante
cassette Scotch
Heart (qui,
sans pour autant marcher sur les plates bandes de William Basinski et
Leyland Kirby, prolonge son exploration des boucles de technologies
et dispositifs en décrépitude, dans ce qui deviendra le triptyque
Heart).
Pourtant maintenant très loin émanent encore appels à l'aide
(''Sinking Heart'') et évocation vocale presque soul (à la fin de
''Kingdom Key''), vestiges de vie littéralement enfouis auxquels se
confondent éléments plus urbains, contemporains, dans un traitement
musical quasi abstract hip-hop/jazz overdown-tempo (des scratchs
frénétiques et fantomatiques de turntablist savant aux nombreux et
discrets beats organiques en transparence tout au long du disque...).
Pas tout à fait fataliste, bien au contraire, l'album offre un
final (''Straits'')
oxygéné, aux promesses d'horizon que les souvenirs éparpillés ça
et là laissaient déjà présager au départ. Et comme pour
souligner l'importance donné aux résurgences du passé
(anachroniquement associés aux éléments du présent, voire du
futur) pour la scène electro-acoustique foisonnante dont il fait
partie, Mark Templeton offre une résonance toute particulière à sa
participation (un morceau composé aux coté d'Ezekiel Honig du label
Anticipate) à la colossale compilation ...and
darkness came du magazine Headphone
Commute, au profit des victimes de l'ouragan Sandy.
À la fois essoufflé et fasciné, on
ressort de cette écoute en se demandant au final où l'on se trouve,
où l'on est allé... persuadé d'avoir entendu tout et son contraire,
tout et rien mais surtout tout à la fois... et c'est sûrement cette
faiblesse qui fait la grande force de ce disque, cette capacité à
retenir l'attention, interroger, réfléchir et inciter à ne pas
garder la tête hors de l'eau trop longtemps. Pour quelqu'un qui
disait vouloir revisiter sa musique, c'est une vrai réussite!
Riton
Jealous
Heart en trois mots :
nostalgique, apnéique, prenant
Si
vous aimez cet album, vous aimerez peut-être :
- Scotch Heart, MARK TEMPLETON, Sweat Lodge Guru, 2011 : Première de la série Heart, cette cassette semble littéralement s'embraser, se consumer au fur et à mesure que la musique se déroule. Désespéré, méditatif et par moments (j'avoue que ça faisait longtemps) ''Tailored Buildings'' en tête, étonnamment badalamentien.
- ...and darkness came, Headphone Commute, 2012 : 87 morceaux de la fine fleur de l'ambient, du drone et du néo-classique (dont certains artistes déjà chroniqués sur le blog) en hommage aux victimes des catastrophes de 2012... ça donne des heures de beaux et tristes sons, mais c'est pour la bonne cause.
- Earth, BLACK TO COMM, De Stijl, 2012 : Des scènes de désolations aux corps inanimés, d'épaves terrestres et décors post-apocalyptiques, issus du moyen-métrage Earth du Singapourien Ho Tzu Nyen, l'allemand Marc Richter créé une ambiance bleutée, presque océanique, ou l'ambient minimaliste effleure l'electro, la noise, le drone et des prouesses vocales rappelant David Sylvian et Scott Walker.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire